Après avoir achevé « The Source » en 2017 (lire notre chronique), le multi-instrumentiste néerlandais Arjen Lucassen décide de laisser son bébé de côté et s’attelle plutôt à un nouveau projet ambitieux : la création de son propre Jesus Christ Superstar ! Exit la science-fiction, c’est l’épouvante et la romance qui sont mises à l’honneur pour son tout premier film, baptisé « Two Worlds »…
Hélas, 2020 oblige, la production du film se voit avortée : ainsi, ce qui devait être un moyen métrage prend finalement la forme d’une bande-dessinée, et sa BO devient « Transitus », le neuvième album d’AYREON. Bien que l’artiste emploie nombre de recettes que les fans adorent retrouver au sein du projet, on salue les quelques nouveautés qu’il a su apporter à ce nouvel album.
Extrait du comics correspondant au titre Two Worlds Now One
Oui, musicalement, on a de quoi se réjouir, à commencer par les chœurs et orchestrations qui déposent une aura sombre et horrifique sans détour là où ils apparaissent. Habituellement peu présents chez AYREON, leur effet sur l’auditeur sera d’autant plus impactant : le thème de Fatum Horrificum, notamment repris sur Inferno, fait partie des points forts de l’album. Qui se targuerait de ne pas avoir la chair de poule à l’entente de ces voix inquisitrices et ces trompettes austères ?
La participation fantomatique de Dianne van Giersbergen (EX-LIBRIS), en plus des claviers et des riffs lourds, ne fait qu’amplifier cette noirceur.
Si AYREON a souvent exposé une facette « Musical », elle est ici pleinement exploitée : il n’y a qu’à écouter un titre tel que Condemned Without A Trial, où les villageois hurlent leur mépris tour à tour puis à l’unisson. Il n’en faut pas plus pour que l’auditeur ait l’impression d’assister à une authentique représentation de Broadway ! Et bien que vite oubliés, Seven Days, Seven Nights et Daniel’s Vision ont le mérite de servir la narration, à l’instar des ballades de comédies musicales où les personnages expriment leurs sentiments et intentions.
Pour la première fois, Arjen ajoute à sa musique des structures jazzy, et, par la même, un dynamisme certain à son histoire. C’est dès le titre Listen To My Story que le batteur Juan van Emmerloot, nouveau au bataillon, brille par son style décontracté. Ironiquement, ce passage tout en légèreté se passe… dans les limbes ! L’échange très vivant (sans mauvais jeu de mot) entre les protagonistes est soutenu par les voix d’arrière-plan des Furies, donnant l’opportunité à Marcela Bovio (MAYAN) de faire son grand retour sur un album studio d’AYREON depuis « The Human Equation » (2004). À l’instar de Dianne, on déplore que la voix de la chanteuse n’ait été exploitée que pour des chœurs et quelques segments lead bien trop discrets.
On se repaît encore d’influences jazz sur l’intense Message From Beyond, avec une basse judicieusement mise en avant et des claviers vintage bien à propos. Cette fois, l’ambiance y est plus pesante et feutrée, avant une montée en puissance que l’on doit notamment au solo de Marty Friedman (ex-MEGADETH), rien que ça !
Et Arjen ne s’est pas arrêté à un seul « guitar hero », puisque c’est Joe Satriani lui-même qui offre sa distorsion démentielle sur le très hard rock Get Out! Now! pour amplifier l’arrivée (et le départ tout aussi rapide) de Dee Snider (TWISTED SISTER). De la star, en veux-tu ? En voilà !
En parlant de performances vocales, on se réjouit de la présence de Tommy Karevik (KAMELOT, SEVENTH WONDER), qui prend part à AYREON pour la troisième fois consécutive. Et on ne s’en lasse pas : son interprétation nuancée dans le rôle de Daniel se rapproche indéniablement de celle d’un chanteur aguerri de comédie musicale, comme c’est le cas sur Daniel’s Descent Into Transitus, où les lignes de chant ne font qu’un avec la musique, et Old Friend, qui nous donne une impression pure et simple d’enregistrement live. Vraiment, le chanteur ne cesse jamais de nous surprendre !
Dans le rôle du grand amour de Daniel, Cammie Gilbert (OCEANS OF SLUMBER) donne tout son relief au personnage d’Abby au moyen de son chant teinté de soul. Sa douceur reflète un état apathique ou dépressif, comme sur Message From Beyond et le planant Abby In Transitus, et sa puissance exprime tour à tour le désespoir, la colère et la passion sur Guilty, Talk Of The Town et Two Worlds Now One – soit dit en passant, le « love theme » sur ce dernier évoque à s’y méprendre les influences floydiennes du compositeur, pour notre plus grand plaisir.
En plus de Tommy Karevik, d’autres têtes connues du projet sont de retour : on retrouvera le timbre cajoleur de Simone Simons (EPICA), pressentie au départ pour donner sa voix au rôle principal féminin, dans celui de l’Ange de la Mort. Les passages jazzy et presque dansants sur lesquels elle apparaît l’ont poussée dans ses retranchements, donnant naissance à une interprétation joueuse que l’on a pris plaisir à découvrir. Dommage que le titre This Human Equation, bien qu’il fasse référence à un album chéri des fans, soit aussi pauvre musicalement et ne parvienne pas à mettre en valeur son chant…
L’ami imaginaire de Daniel fait également son entrée sur un passage qui fait taper du pied : Dumb Piece Of Rock, un titre folk et énergique, voit Mike Mills (TOEHIDER) prêter sa voix à une statue en pierre octroyant des conseils à Daniel sur son dilemme sentimental ! Le chanteur hors pair, tout comme Tommy, est rappelé pour la troisième fois chez AYREON, bien que cela ne soit que pour ce seul titre. Mais il va de soi que sa performance haute en couleurs marque les esprits et donne réellement vie au personnage inanimé.
Johanne James (photo : Lori Linstruth)
À mi-chemin, on fait la connaissance de Lavinia, la belle-mère d’Abby, jouée par Amanda Somerville (TRILLIUM, HDK). Longtemps réclamée par les fans d’AYREON, l’artiste américaine incarne avec justesse l’ambiguïté du rôle, de ses manigances aux côtés de Henry (Paul Manzi) à sa terrible fin face à l’Ange, en passant par sa compassion intéressée sur Message From Beyond, où sa voix se mêle sublimement à celle de Cammie Gilbert.
De même, elle forme un binôme éclatant avec Johanne James dans le rôle d’Abraham, son époux : oui, le batteur de THRESHOLD bluffe l’auditeur, et on déplore que sa participation soit finalement très limitée. Qui peut rester de marbre face à sa détresse indignée sur Inferno, un des passages les plus prenants et dramatiques de « Transitus » ?
Enfin, on se doit d’aborder la narration, souvent cruciale dans l’univers d’AYREON : après Rutger Hauer et John De Lancie, Arjen Lucassen accueille une autre « star », un Doctor Who… à savoir, Tom Baker ! À une différence près : cette fois, il s’agit réellement d’un narrateur omniscient. De ce fait, ses prises de parole se caractérisent par l’éloquence et la théâtralité d’un conteur. Si la voix profonde de l’acteur anglais nous plonge effectivement dans l’action, par moments, on aurait aimé qu’elle se fasse plus discrète au profit de la musique et de la fluidité entre les morceaux.
Amanda Somerville (photo : Lori Linstruth)
Paradoxalement, certains points importants de l’histoire restent confus à l’écoute, comme la cause de la mort de Daniel, ou la relation liant Abby et Lavinia. Ainsi, l’auditeur devra obligatoirement se pencher sur la bande-dessinée pour tout saisir du récit, et ne pas se contenter de ce qui lui est raconté…
Compte tenu des circonstances, et en dépit de passages qui auraient mérité un meilleur développement, « Transitus » ressort triomphant. Au-delà de sa distribution en or, le fait d’avoir été au départ pensé comme un film nous fait bénéficier d’une intéressante complexité, d’une répétition des thèmes qui captivent notre attention et apportent une cohérence au tout, sans oublier les nouveaux ingrédients qu’on aimera décortiquer en multipliant les écoutes.
Et comme à son habitude, Arjen Lucassen, en exploitant pleinement les capacités de ses chanteurs, donne vie à ses personnages et crée une alchimie sans pareille entre eux.
Le passage à l’écran se devra d’être à la hauteur – aussi espérons-nous que la tâche soit confiée à une équipe technique et créative ayant les épaules pour porter un tel projet !
En complément de cette chronique, on vous invite à (re)visiter notre interview de septembre dernier avec Arjen…
TRACKLIST
CD 1
01. Fatum Horrificum
A] Graveyard
B] 1884
C] Daniel And Abby
D] Fatum
E] Why?!
F] Guilty
02. Daniel’s Descent Into Transitus
03. Listen To My Story
04. Two Worlds Now One
05. Talk Of The Town
06. Old Friend
07. Dumb Piece Of Rock
08. Get Out! Now!
09. Seven Days, Seven Nights
CD 2
01. Condemned Without A Trial
02. Daniel’s Funeral
03. Hopelessly Slipping Away
04. This Human Equation
05. Henry’s Plot
06. Message From Beyond
07. Daniel’s Vision
08. She Is Innocent
09. Lavinia’s Confession
10. Inferno
11. Your Story Is Over!
12. Abby In Transitus
13. The Great Beyond
Arjen Lucassen (photo : Lori Linstruth)